La société MEDIAlibri, éditrice de GlobeKid, ayant malheureusement dû cesser ses activités, le site web de GlobeKid n'est plus mis à jour et ses fonctionnalités de création de livres, de personnalisation des livres créés par l'équipe GlobeKid, ainsi que de téléchargement des livres au format PDF et Ebook et de commande des livres imprimés reliés, sont désactivées.

Vous pouvez cependant encore accéder librement aux contenus des livres pendant quelque temps et nous contacter pour toute question par email contact@globekid.com.

Le clan des Carraway

Le clan des Carraway

Le clan des Carraway

Edward Hopper via Wikimedia Commons

Ma famille occupe une place éminente dans notre ville du Middle West depuis trois générations. Les Carraway forment une sorte de clan, et nous descendons par tradition des ducs de Buccleuch, mais la branche à laquelle j'appartiens descend plus simplement du frère de mon grand-père qui s'est installé ici en 1851, a pu s'offrir un suppléant pendant la guerre de Sécession et a créé cette entreprise de ferronnerie en gros que mon père dirige aujourd'hui. Je n'ai pas connu ce grand-oncle mais il paraît que je lui ressemble - si l'on en croit du moins le portrait plutôt rébarbatif accroché au-dessus du bureau directorial. Diplômé de Yale en 1915, un quart de siècle jour pour jour après mon père, j'ai été très vite confronté à la tentative avortée d'expansion germanique qu'on appelle : la Grande Guerre. j'ai pris un tel plaisir à cette union sacrée contre l'envahisseur qu'à mon retour je ne tenais plus en place. Le Middle West, que j'avais regardé jusque-là comme le coeur ardent de l'univers, m'évoquait soudain ses confins les plus déshérités. J'ai donc décidé de gagner la côte Est pour y apprendre le métier d'agent de change. Tous les jeunes gens que je connaissais travaillaient chez un agent de change. J'en ai conclu que le marché parviendrait à nourrir un célibataire de plus. Mes oncles et tantes au grand complet avaient discuté du problème, comme s’il s’agissait de choisir le meilleur des collèges, avant d’émettre un « Bon…Pou-ourquoi pas ? » réticent. Mon père s’est engagé à subvenir à mes besoins pendant un an, et après divers atermoiements, je suis parti pour l’Est, et pour toujours, pensai-je, au printemps 1922.
La sagesse voulait que je prenne une chambre en ville, mais il faisait déjà très chaud et j’arrivais d’une région d’immenses pelouses et de parcs ombragés – aussi quand l’un de mes collègues de travail m’a proposé de partager avec lui une maison dans un village de la périphérie, j’ai trouvé l’idée admirable. Il a déniché la maison, un bungalow en carton-pâte ouvert à tous les vents, pour quatre-vingt dollars par mais au dernier moment, l’agence l’a muté à Washington et je me suis retrouvé seul à la campagne. J’avais un chien – les premiers jours du moins car il m’a très vite faussé compagnie -, une Dodge sans âge et une servante finlandaise, qui retapait mon lit, préparait mon petit déjeuner et se marmonnait à elle-même, au-dessus du fourneau électrique, quelques aphorismes finnois.
Après deux ou trois jours de complète solitude, un homme plus fraîchement débarqué que moi m’a arrêté un matin sur la route.
- Pour aller à West Egg Village, on fait quoi ? m’a dit-il demandé l’air égaré.
Je l’ai renseigné. Je suis reparti. Ma solitude était rompue. J’étais devenu un guide, un pionner, un immigrant ayant droit de cité. Sans le vouloir, il m’avait conféré le statut d’indigène. Alors, grâce au soleil, aux brusques flambées de feuillages qui dévoraient les arbres à la vitesse d’un film en accéléré, j’ai retrouvé cette assurance familière : la vie reprend toujours ses droits avec le début de l’été.
J’avais tant de livres à lire, tant d’énergie à puiser dans les effluves du renouveau. J’avais acheté une douzaine d’ouvrages, traitant de la banque, du crédit, des placements boursiers. Alignés sur mon étagère, dans leur reliure rouge, ils ressemblaient à une monnaie flambant neuve, frappée à mon intention, pour me permettre d’accéder aux secrets aurifères connus des seuls Midas, Mécène et Morgan. Mais j’étais parfaitement décidé à lire d’autres livres. A l’université, j’étais plutôt un « littéraire » - j’avais même écrit pendant un an quelques éditoriaux définitifs et pontifiants pour le « Yale News – et c’était le moment ou jamais de réveiller ce genre d’intérêt, d’en nourrir mon existence, pour devenir le plus restreint de tous les spécialistes, ce qu’on appelle « un homme accompli ». Après tout – et ce n’est pas une simple boutade – pour observer la vie sous le meilleur des angles, mieux vaut rester à la même fenêtre.