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Soleil couchant

Soleil couchant

Soleil couchant

Bauerngarten par Gustav Klimt via Wikimedia Commons

Ce fut pour l'Europe – je veux m'en souvenir toujours avec reconnaissance – une époque de tranquillité relative que cette décennie qui s'entend de 1924 à 1933, avant que ce seul homme bouleversa notre monde. Justement parce qu'elle avait si durement souffert des troubles, notre génération prit la paix relative comme un présent inespéré. Nous avions tous le sentiment qu'il nous fallait rattraper ce que les mauvaises années de la guerre et de l'après-guerre avaient volé à notre vie en fait de bonheur, de liberté, de concentration spirituelle.
On travaillait davantage et cependant de façon plus libre, on voyageait, on essayait, on découvrait l'Europe, le monde. Jamais, les hommes ne sont autant déplacés que durant ces années – était-ce l'impatience des jeunes gens à regagner en hâte ce qu'ils avaient manqué dans leur isolement les uns des autres ? Etait-ce peut-être un obscur pressentiment qui nous avertissait de sortir à temps de notre confinement avant que le barrage ne fût établi ?
Moi aussi, je voyageai beaucoup mais c'était déjà un autre genre de voyage que dans ma jeunesse. Car je n'étais plus un étranger dans les pays lointains, partout j'avais des amis, des éditeurs, un public ; j'y arrivais en tant qu'auteur de mes livres, et non plus comme le curieux anonyme d'autrefois. Cela me donnait toute sorte d'avantages. Je pouvais lutter avec plus de vigueur, et en rencontrant une plus large audience, pour l'idée qui depuis des années était véritablement celle de toute ma vie : l'union spirituelle de l'Europe. Je donnais des conférences en ce sens en Suisse, en Hollande, je parlais français au Palais des Arts à Bruxelles, italien à Florence dans l'historique Sala dei Dugento où Michel-Ange et Léonard de Vinci avaient siégé, anglais en Amérique au cours d' un lecture tour de l'Atlantique au Pacifique.
C'était une autre manière de voyager ; partout je voyais maintenant en camarades les meilleurs esprits du pays, sans avoir à les chercher ; les hommes vers lesquels j'avais levé des regards plein de vénération et auxquels je n'avais jamais osé écrire une ligne étaient devenus pour moi des amis. Je pénétrais dans des cercles qui d'ordinaire se ferment orgueilleusement aux étrangers. Je voyais les palais du faubourg Saint-Germain, les palazzi italiens, les collections privées. Dans les bibliothèques publiques, je ne me tenais plus en suppliant devant le guichet de la distribution, les directeurs en personne me montraient les trésors cachés, j'étais reçu chez les antiquaires, des millionnaires en dollars comme le Dr Rosenbach à Philadephie, devant les magasins desquels le petit collectionneur que j'avais été passait avec des regards furtifs. J'avais pour la première fois accès à ce qu'on appelle le "grand monde", avec, en outre, l'agrément et la facilité de n'avoir à importuner personne pour y être introduit, car tout venait spontanément à moi.
Mais en voyais-je mieux le monde pour autant ? J'avais sans cesse la nostalgie des voyages de ma jeunesse, quand nul ne m'attendait et que mon isolement me faisait paraître toutes choses plus mystérieuses. Je ne voulus donc pas renoncer absolument à mon ancienne façon de voyager. Quand j'arrivais à Paris, je m'en gardais d'en aviser aussitôt même mes meilleurs amis, tels que Roger Martin du Gard, Jules Romain, Duhamel, Masereel. Je voulais d'abord roder de nouveau par les rues, comme jadis, lorsque j'étais étudiant, sans être gêné ni attendu. Je recherchais les anciens cafés et les petites auberges, je m'amusais à me replonger dans ma jeunesse.
De même, quand je voulais travailler, je me rendais dans les endroits les plus absurdes, dans une petite ville de province comme Boulogne, Tirano ou Dijon ; il m'était merveilleux d'être inconnu, de loger dans les petits hôtels après avoir été dans les palaces au luxe rebutant, tantôt de me mettre en avant, tantôt de me retirer à l'écart, de faire alterner l'ombre et la lumière selon qu'il m'en prenait l'envie.
Et quoi que Hitler m'ait enlevé plus tard, même lui n'a pu ni confisquer, ni enlever cette agréable conscience d'avoir quand même vécu encore une dizaine d'années à mon gré, avec la plus complète liberté intérieure, en Européen.