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L'inconnu

L'inconnu

L'inconnu

Nous étions étendus

Nous étions étendus

James Joyce

Nous étions étendus depuis quelque temps sur le talus, sans parler, quand je vis, à l’autre bout du champ, un homme qui s’approchait. Je le regardai nonchalamment, tout en mâchonnant une de ces tiges vertes avec lesquelles les filles disent la bonne aventure.
Il venait lentement le long du talus. Il marchait une main sur la hanche, et de l’autre il tenait une canne avec laquelle il tapait l’herbe légèrement. Il était pauvrement vêtu d’un complet noir verdâtre et était coiffé de ce que nous appelions un chapeau Jules, avec une haute calotte. Il avait l’air passablement vieux, car sa moustache était d’un gris de cendre.
En passant à nos pieds, il leva rapidement les yeux sur nous, puis continua sa route. Nous le suivîmes des yeux et vîmes qu’après avoir marché environ une cinquantaine de pas, il tourna sur lui-même et rebroussa chemin. Il venait très lentement vers nous, tapant toujours le sol de sa canne, si lentement que je croyais qu’il cherchait quelque objet dans l’herbe.
Il s’arrêta quand il fut devant nous, et nous souhaita le bonjour. Nous le lui rendîmes, et il s’assit à côté de nous sur la pente, lentement et avec grand soin. Il commença à parler du temps, disant que l’été serait très chaud, ajoutant que les saisons avaient beaucoup changé depuis l’époque où il était petit écolier, il y avait longtemps de cela. Il dit que la période la plus agréable de la vie avait certainement été celle de l’école, et qu’il donnerait n’importe quoi pour être jeune de nouveau.
Comme il exprimait ainsi ses sentiments, qui nous ennuyaient un peu, nous restâmes silencieux. Alors, il se mit à parler du collège et des livres. Il nous demanda si nous avions lu les poèmes de Thomas Moore ou les œuvres de Sir Walter Scott et de Lord Lytton. Je feignis d’avoir lu chacun de ceux qu’il mentionnait, tellement qu’à la fin il dit :
– Ah  ! je peux voir que vous êtes un dévoreur de livres comme moi  ; lui, ajouta-t-il en montrant du doigt Mahony qui nous regardait avec de grands yeux, c’est autre chose, il en tient pour les jeux.
Il nous dit qu’il avait tous les ouvrages de Sir Walter Scott et de Lord Lytton chez lui, et qu’il n’était jamais las de les relire.
– Naturellement, ajouta-t-il, il y a certains livres de Lord Lytton que les petits garçons ne doivent pas lire.
Mahony lui demanda pourquoi, ce qui m’agita et me peina, parce que j’eus peur que cet homme ne me crût aussi stupide que Mahony. L’homme, cependant, se contenta de sourire. Je vis qu’il avait de grands trous dans la bouche entre des dents jaunes.
Puis il nous demanda lequel des deux avait le plus de bonnes amies. Mahony, négligemment, mentionna qu’il avait trois petites amies. L’homme me demanda combien j’en avais. Je répondis que je n’en avais pas. Il dit qu’il ne me croyait pas, et que sûrement j’en avais une. Je me tus.
– Dites-nous, fit Mahony avec impertinence, combien en avez-vous vous-même  ?
L’homme sourit comme la première fois, et dit qu’à notre âge il avait quantité de petites amies.
– Il n’y a pas de garçon qui n’ait sa bonne amie, ajouta-t-il.
Sa manière d’envisager la question me frappa comme particulièrement large pour un homme de son âge. Je songeai en moi-même que ce qu’il racontait sur les jeunes garçons et leurs amies était fort raisonnable. Mais ces mots dans sa bouche me déplaisaient, et je fus étonné de le voir frissonner une ou deux fois comme s’il avait peur de quelque chose, ou qu’il sentît un froid subit. Comme il continuait à parler, je remarquai son bon accent. Il commença à nous parler des filles, disant combien leurs cheveux étaient jolis et doux, et douces leurs mains, ajoutant qu’elles n’étaient pas aussi sages qu’elles en avaient l’air, mais encore fallait-il le savoir.
Il n’y avait rien qu’il aimât tant, disait-il, que de regarder une jolie jeune fille, et ses jolies mains blanches, et ses jolis cheveux si doux. Il me donnait l’impression de réciter une leçon qu’il aurait apprise par cœur, ou plutôt il semblait que la parole qu’il prononçait exerçant sur lui comme une passe magnétique, il laissât sa pensée tourner lentement dans le même cercle.
À certains moments, il avait l’air de faire des allusions toutes simples à un fait que chacun connaissait  ; et à d’autres, il baissait la voix et parlait aussi mystérieusement que s’il nous eût raconté quelque chose de tout à fait secret, que personne d’autre ne devait entendre. Il répétait ses phrases encore et encore, les variant, les enveloppant de sa voix monotone. Et je continuais à fixer le bas du talus, tout en écoutant ses propos. Après un long moment, son monologue cessa. Il se leva lentement, disant qu’il était obligé de nous quitter pour une minute ou deux, quelques minutes à peine, et, sans changer la direction de mon regard, je le vis s’éloigner lentement vers l’extrémité du champ.
Nous restâmes silencieux après son départ. Ce silence durait depuis quelques minutes, quand j’entendis Mahony s’exclamer :
– Non, mais, regarde ce qu’il est en train de faire  !
Comme je ne répondais ni ne levais les yeux, Mahony s’écria de nouveau :
– Écoute, c’est un rudement drôle de type  !
– Au cas où il nous demanderait nos noms, dis-je, rappelle-toi que je suis Smith et toi Murphy.
Après quoi nous nous tûmes. J’en étais encore à me demander si j’allais partir ou rester, quand l’homme revint et s’assit de nouveau à nos côtés. Il y était à peine, que Mahony, apercevant le chat qui lui avait échappé, s’élançait à sa poursuite dans le champ. L’homme et moi, nous surveillâmes la chasse. Le chat lui échappant encore une fois, Mahony commença à lui jeter des pierres sur le mur où il s’était réfugié. Puis laissant ce jeu, il se mit à vagabonder sans but à l’autre bout du champ.
Après un intervalle de silence, l’homme parla. Il me dit que mon ami était un garçon mal élevé, et me demanda si on lui donnait souvent le fouet à l’école. J’avais bien envie de répondre, dans mon indignation, que nous n’étions pas de ceux qui fréquentaient l’école nationale et qui recevaient le fouet, comme il disait : mais je m’abstins. Alors, il s’étendit sur le sujet du châtiment des garçons. Son esprit, comme ensorcelé derechef par ses paroles, semblait graviter lentement vers ce nouveau centre. Il dit que quand les garçons étaient de cette espèce, on devait les fouetter vigoureusement  ; que, quand un garçon était mal élevé et indiscipliné, rien ne pouvait lui faire plus de bien qu’une bonne et saine correction. Une tape sur la main, ou les oreilles tirées, ça ne servait à rien : ce qu’il fallait, c’était une jolie et chaude correction.
Je fus surpris de cette opinion : involontairement je levai les yeux vers lui, et, au même instant, mes yeux rencontrèrent le perçant regard de deux yeux vert bouteille qui me fixaient, derrière un front à tics. Je détournai de nouveau les miens. L’homme continuait son monologue. Il semblait avoir oublié son récent libéralisme. Il disait que, si jamais il rencontrait un garçon en train de conter fleurette à une fille, ou ayant une bonne amie, il le fouetterait et le fouetterait encore, et que ça lui apprendrait à ne plus parler aux filles  ; et que, si un garçon avait une fille comme bonne amie et s’en cachait par des mensonges, alors il lui donnerait la plus belle correction que jamais garçon eût reçue au monde.
Il ajouta qu’il n’y avait rien qu’il aimerait autant. Et il me décrivit comment il s’y prendrait pour donner le fouet à ce garçon comme s’il me découvrait quelque grand mystère. Il aimerait ça, disait-il, mieux que tout au monde, et sa voix, pendant qu’il me conduisait avec monotonie à travers le mystère, devenait presque affectueuse, comme s’il eût voulu plaider sa cause afin que je pusse le comprendre. J’attendis jusqu’à ce que son monologue prît fin.
Alors, brusquement, je me levai. De peur de trahir mon agitation intérieure, je restai un instant encore, faisant semblant de rattacher mes souliers  ; puis, prétextant que j’étais obligé de m’en aller, je lui dis au revoir. Je montai le talus calmement, mais mon cœur battait avec violence et j’avais peur qu’il ne me saisît par les chevilles.
Quand j’eus atteint la crête, je me retournai, et, sans le regarder, j’appelai très fort à travers le champ : « Murphy  ! » Ma voix avait un accent de bravoure forcée, et j’étais honteux de ce mesquin stratagème. Il me fallut appeler une seconde fois avant que Mahony ne me vît et ne répondît par un « Ohé  ! »
Comme mon cœur battait, pendant qu’il traversait en courant le champ pour me rejoindre  ! Il courait comme s’il venait à mon secours. Et j’étais plein de repentir  ; car, tout au fond de mon cœur, je l’avais toujours un peu méprisé.