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L'éducation de Mowgli

L'éducation de Mowgli

Illustration par Maurice Becque

Maintenant, il faut vous donner la peine de sauter dix ou onze années entières, et d’imaginer seulement l’étonnante existence que Mowgli mena parmi les loups, parce que, s’il fallait l’écrire, cela remplirait je ne sais combien de livres.

Il grandit avec les louveteaux, quoique, naturellement, ils fussent devenus loups quand lui-même comptait à peine pour un enfant ; et père Loup lui enseigna sa besogne, et le sens de toutes choses dans la jungle, jusqu’à ce que chaque frémissement de l’herbe, chaque souffle de l’air chaud dans la nuit, chaque intonation des hiboux au-dessus de sa tête, chaque bruit d’écorce égratignée par la chauve-souris au repos un instant dans l’arbre, chaque saut du plus petit poisson dans la mare prissent juste autant d’importance pour lui que pour un homme d’affaires son travail de bureau. Lorsqu’il n’apprenait pas, il s’asseyait au soleil et dormait, puis il mangeait, se rendormait ; lorsqu’il se sentait sale ou qu’il avait trop chaud, il se baignait dans les mares de la forêt, et lorsqu’il manquait de miel (Baloo lui avait dit que le miel et les noix étaient aussi bons à manger que la viande crue), il grimpait aux arbres pour en chercher, et Bagheera lui avait montré comment s’y prendre. S’allongeant sur une branche, la panthère appelait : « Viens ici, petit frère ! » et Mowgli commença par grimper à la façon du paresseux ; mais par la suite il osa se lancer à travers les branches presque aussi hardiment que le singe gris.

Il prit sa place au Rocher du Conseil, lorsque le Clan s’y assemblait, et, là, il découvrit qu’en regardant fixement un loup quelconque, il pouvait le forcer à baisser les yeux : ainsi faisait-il pour s’amuser. À d’autres moments, il arrachait les longues épines du poil de ses amis, car les loups souffrent terriblement des épines et de tous les aiguillons qui se logent dans leur fourrure. Il descendait, la nuit, le versant de la montagne, vers les terres cultivées, et regardait avec une grande curiosité les villageois dans leurs huttes ; mais il se méfiait des hommes, parce que Bagheera lui avait montré une boîte carrée, avec une trappe, si habilement dissimulée dans la Jungle qu’il marcha presque dessus, et lui avait dit que c’était un piège. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était de s’enfoncer avec Bagheera au chaud cœur noir de la forêt, pour dormir tout le long de la lourde journée, et voir, quand venait la nuit, comment Bagheera s’y prenait pour tuer : elle tuait de droite, de gauche, au caprice de sa faim, et de même faisait Mowgli — à une exception près. Aussitôt l’enfant en âge de comprendre, Bagheera lui dit qu’il ne devrait jamais toucher au bétail parce qu’il avait été racheté, dans le Conseil du clan, au prix de la vie d’un taureau.

— La jungle t’appartient, dit Bagheera, et tu peux y tuer tout ce que tu es assez fort pour tuer ; mais, en souvenir du taureau qui t’a racheté, tu ne dois jamais tuer ni manger de bétail jeune ou vieux. C’est la Loi de la Jungle.

Mowgli s’y conforma fidèlement.

Il grandit ainsi et devint fort comme le devient naturellement un garçon qui ne va pas à l’école et n’a dans la vie à s’occuper de rien que de choses à manger.

Mère Louve lui dit, une fois ou deux, que Shere Khan n’était pas de ceux auxquels on dût se fier, et qu’un jour il lui faudrait tuer Shere Khan ; et sans doute un jeune loup se fût rappelé l’avis à chaque heure de sa vie, mais Mowgli l’oublia, parce qu’il n’était qu’un petit garçon — et pourtant il se serait donné à lui-même le nom de loup s’il avait su parler quelque langue humaine.

Shere Khan se trouvait toujours sur son chemin dans la jungle. À mesure que le chef Akela prenait de l’âge et s’affaiblissait, le tigre boiteux s’était lié de grande amitié avec les loups plus jeunes de la tribu, qui le suivaient pour avoir ses restes, chose que jamais Akela n’eût permise s’il avait osé aller jusqu’au bout de son autorité légitime. En outre, Shere Khan les flattait : il s’étonnait que de si beaux jeunes chasseurs fussent satisfaits de se laisser conduire par un loup moribond et par un petit d’homme.

— On me raconte, disait Shere Khan, que vous autres, au Conseil, vous n’osez pas le regarder entre les yeux !

Et les jeunes loups grondaient, en hérissant leur échine.

Bagheera, qui avait les yeux et les oreilles partout, appris quelque chose de cela, et, une fois ou deux, expliqua nettement à Mowgli que Shere Khan le tuerait un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait :

— J’ai pour moi le clan, j’ai toi... et Baloo, bien qu’il soit paresseux, donnerait bien un coup de patte ou deux en mon honneur. Pourquoi m’effraierais-je ?

Ce fut un jour de grande chaleur qu’une idée, née quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le Porc-Épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, s’adressant à Mowgli, un soir, au plus profond de la Jungle, comme l’enfant couché reposait sa tête sur le beau pelage noir de la panthère :

— Petit Frère, combien de fois t’ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi ?

— Autant de fois qu’il y a de baies sur cette palme ! déclara Mowgli, qui, bien entendu, ne savait pas compter. Et puis après ! ... J’ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout queue et tout cris... comme Mor, le paon.

— Mais il n’est plus temps de dormir, Baloo le sait, je le sais aussi, tout le Clan le sait, et même ces stupides, ces sots de daims le savent... Tabaqui te l’a dit lui-même...

— Oh ! oh ! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n’y a pas longtemps, me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire : j’étais un petit d’homme, un petit nu, pas même bon à déterrer des racines... Mais j’ai pris Tabaqui par la queue et l’ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.

— C’était une sottise, car Tabaqui a beau être un faiseur de ragots, il n’en voulait pas moins te parler d’une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, Petit Frère. Shere Khan n’ose pas te tuer dans la jungle ; mais rappelle-toi bien qu’Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu’alors il ne conduira plus le Clan. Beaucoup des loups qui t’examinèrent quand tu fus présenté au Conseil, sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent — Shere Khan leur a fait la leçon — qu’un petit d’homme n’est pas à sa place dans le Clan. Bientôt tu seras un homme...

— Eh ! qu’est-ce donc qu’un homme qui ne court pas avec ses frères ? dit Mowgli. Je suis né dans la Jungle, j’ai gardé la Loi de la Jungle, et il n’y a pas un de nos loups des pattes duquel je n’aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères !

Bagheera s’étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.

— Petit Frère, mets ta main sous ma mâchoire.

Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.

— Il n’y a personne dans la Jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque... la marque du collier ; et pourtant. Petit Frère, je naquis parmi les hommes, et c’est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C’est à cause de cela que j’ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je naquis parmi les hommes. Je n’avais jamais vu la Jungle. On me nourrissait derrière des barreaux dans une marmite de fer ; mais une nuit je sentis que j’étais Bagheera — la Panthère — et non pas un jouet pour les hommes ; je brisai la misérable serrure d’un coup de patte, et m’en allai. Puis, comme j’avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la Jungle que Shere Khan, n’est-il pas vrai ?

— Oui, dit Mowgli, toute la Jungle craint Bagheera... toute la Jungle, sauf Mowgli.

— Oh ! toi, tu es un petit d’homme ! dit la Panthère Noire avec une infinie tendresse ; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères... si tu n’es point d’abord tué au Conseil !

— Mais pourquoi, pourquoi quelqu’un désirerait-il me tuer ? répliqua Mowgli.

— Regarde-moi, dit Bagheera.

Et Mowgli regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d’une demi-minute.

— Voilà pourquoi ! dit Bagheera, en croisant ses pattes sur les feuilles. Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je naquis parmi les hommes, et je t’aime, Petit Frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens, parce que tu es sage, parce que tu as tiré de leurs pieds les épines... parce que tu es un homme.

— Je ne savais pas ces choses, dit Mowgli d’un ton boudeur.

Et il fronça ses lourds sourcils noirs.

— Qu’est-ce que la Loi de la Jungle ? Frappe d’abord, puis donne de la voix. À ton insouciance même, ils voient que tu es un homme. Mais sois prudent. J’ai au cœur une certitude : la première fois que le vieil Akela manquera sa proie — et chaque jour il a plus de peine à agrafer son chevreuil — le Clan se tournera contre lui et contre toi. Ils tiendront une assemblée sur le Rocher, et alors... et alors... J’y suis ! dit Bagheera en se levant d’un bond. Descends vite aux huttes des hommes dans la vallée, et prends-y un peu de la Fleur Rouge qu’ils y font pousser ; ainsi, le moment venu, auras-tu un allié plus fort même que moi ou Baloo ou ceux de la tribu qui t’aiment. Va chercher la Fleur Rouge.

Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la Jungle n’appelait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute sa vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.

— La Fleur Rouge ! dit Mowgli. Cela pousse au crépuscule auprès de leurs huttes. J’irai en chercher.

— Voilà bien le Petit d’Homme qui parle ! dit Bagheera avec orgueil. Rappelle-toi qu’elle pousse dans de petits pots. Prends-en un rapidement, et garde-le avec toi pour le moment où tu en auras besoin.

— Bon, dit Mowgli, j’y vais. Mais as-tu la certitude, ô Bagheera que j’aime — il passa son bras autour du cou splendide, et plongea son regard au fond des grands yeux — as-tu la certitude que tout cela soit l’œuvre de Shere Khan ?

— Par la Serrure Brisée qui me délivra, j’en ai la certitude, Petit Frère !

— Alors, par le Taureau qui me racheta ! je payerai à Shere Khan ce que je lui dois, honnêtement ; il se peut même qu’il reçoive un peu plus que son dû.

Et Mowgli partit d’un bond.