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Troisième exode

Troisième exode

Troisième exode

Après plusieurs années

Après plusieurs années

Les marchands de craie - le soir - par Léon Frédéric

Après plusieurs années effroyablement remplies de jours de famine, il nous fallut également quitter Amsterdam. Cette fois, ce fut pour la Belgique. La Ville paya notre émigration. Nous fûmes de nouveau embarqués le soir, sur un bateau.
L'état morbide de mes quinze ans avait donné à mon esprit une acuité qui me faisait comprendre toute l'étendue de notre misère, et j'aimais Amsterdam. Quand nous passâmes sous le pont de la Haute-Ecluse de l'Amstel et que la ville resta derrière nous, je devins pâle et grelottai, comme prise de fièvre. Il y avait sur ce bateau un monde interlope. Un homme et une femme se disputaient et furent débarqués, en pleine nuit, sur le quai d'une écluse, d'où ils invectivèrent le capitaine. Dans la cabine commune, plusieurs passagers jouaient aux cartes et aux dés : tous avaient trop bu ; le tabac, l'alcool et une odeur fade, indéfinissable, empuantissaient l'atmosphère. Un ivrogne avait accaparé tout un banc, s'y était étalé sur le dos, et divaguait à haute voix, en se donnant de grands coups de poing sur la tête ; son haleine d'alcoolique semait la nausée.
Nos enfants dormaient sur des coins de banc ; Mina se faisait peloter par un des chauffeurs ; ma mère et moi étions accroupies dans un coin à terre, serrées l'une contre l'autre, très apeurées et n'osant dormir.
Nous arrivâmes le matin à Rotterdam, où des agents de police nous attendaient ; ils interpellèrent ma mère, en demandant "si c'est elle, cette femme". Je fus si humiliée qu'en traversant la passerelle, je dis tout haut à l'un d'entre eux :
- Mais on va croire que nous sommes des malfaiteurs !
- Non, mon enfant, répondit-il, nous ne les traitons pas ainsi.
- Ah ! cela me soulageait. Ils nous conduisirent très aimablement jusqu'à un bateau en partance pour Anvers.
Ma mère avait emporté une provision de petits pains rassis qu'on vendait au rabais. Hein vint me dire, tout joyeux, qu'il aimait beaucoup voyager, qu'au moins on mangeait bien, qu'il avait eu quatre petits pains. Moi, je n'avais rien pris : j'avais la gorge serrée et l'estomac fermé, et chez nous, on ne demandait jamais si on voulait manger : on ne donnait qu'à celui qui réclamait.
Dans les écluses de Hansweert, des Zélandaises descendirent sur le bateau pour vendre des cerises. J'en aurais bien mangé, des cerises, si seulement j'avais eu quelques "cents" pour en acheter. Je n'avais jamais vu le costume zélandais, et fus tout à fait séduite par le beau bonnet de dentelle, à larges ailes et les ornements d'or attachés de chaque côté des tempes. Le riche collier en corail et le corsage à fleurs brodées m'attiraient spécialement. J'aurais voulu être paysanne zélandaise pour pouvoir m'habiller ainsi ; même l'amoncellement des jupes, qui les faisait rondes comme des cloches, me plut. En remontant l'échelle, une des Zélandaises eut sa jupe soulevée par le vent, et l'on vit qu'elle ne portait pas de pantalon. Ah ! la joie que cela provoqua ! Je fus surtout écoeurée des rires des femmes parmi lesquelles ma soeur Mina qui s'était fait offrir des cerises ; je lui jetai entre les dents : "Salope ! ".
A Anvers, mon père nous attendait sur le quai. Cette ville, très morte à cette époque, me déplut. Le flamand qu'on parlait autour de moi me semblait ce que j'avais, de ma vie, entendu de plus grossier. Une dame bien mise disait à un enfant : "marche, marche ou je te donne sur ton cul". Je vis de grandes fillettes s'accroupir, en se découvrant plus qu'il n'était nécessaire, sans la moindre retenue. Ah ! si c'était là le Belge ! Je demandai où se trouvaient les canaux. Je ne me figurais pas de ville sans canaux.
- Il n'y en a, dit mon père, que dans les quartiers de prostituées, et encore !
Pas de canaux ! Je pris tout en aversion dans cette ville.
Nous mîmes nos frusques sur une charrette à bras, que Hein et moi poussâmes jusqu'au faubourg. Cette fois, mon père ne s'était même pas avisé de chercher une demeure quelconque. De braves cabaretiers chez qui il logeait nous permirent de coucher dans leur grenier.
- Il n'y a que le cordonnier du premier qui y travaille, nous dit la femme.
Nous mîmes de la paille par terre, et nous voilà couchés, ayant tous la migraine, à proximité de ce cordonnier, qui nous reluquait ma soeur et moi, et qui, dès cinq heures du matin, tapait dur sur le cuir.