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A table

A table

A partir de "Chop Suey" d'Edward Hopper via wikimedia commons

Au moment où j'allais répondre que nous étions voisins, on annonça le dîner. Tom coinça son bras sous le mien avec autorité, et me poussa hors de la pièce comme on pousse un pion sur un damier.
Paresseuses, indolentes, leurs mains délicates posées sur les hanches, les deux jeunes femmes nous précédèrent jusqu'à une véranda que le crépuscule teintait de rose. Quatre bougies, qui décoraient la table, tremblaient aux derniers caprices du vent.
- Pourquoi des bougies, protesta Daisy, le sourire froncé, et elle les éteignit du bout des doigts. Nous sommes à deux semaines du jour le long de l'été.
Elle eut un sourire ravi.
- Etes-vous comme moi à guetter le jour le plus long de l'année, pour l'oublier quand il arrive ? Moi, je guette le jour le plus long de l'année, et quand il arrive, je l'oublie.
- Essayons de prévoir quelque chose, suggéra Miss Baker avec un nouveau bâillement, et elle coula sur sa chaise comme si elle se mettait au lit.
- Prévoyons ! C'est ça, prévoyons ! , dit Daisy.
Elle se tourna vers moi, perplexe.
- Que prévoient les autres ?
Sans me laisser le temps de répondre, ses yeux se posèrent avec épouvante sur son petit doigt.
- Regardez, gémit-elle. Je suis blessée.
Nous avons regardé. Sa phalange était bleu-noir.
- C'est toi, Tom ! Sans le faire exprès, mais c'est toi ! Voilà ce qu'on gagne à épouser une brute, le symbole même du corpulent, du pesant, du lourdaud, du…
Tom lui coupa la parole.
- Je déteste le mot : lourdaud. Même pour plaisanter.
- Lour-daud ! , répéta Daisy.
Elle s'isolait parfois avec Miss Baker dans de brefs apartés, des réflexions sans queue ni tête, qu'elles interrompaient aussitôt, sur un ton aussi neutre que le blanc de leurs robes, et leur regard impersonnel, dénué de toute passion. Elles se trouvaient là, tout simplement - elles nous toléraient, Tom et moi, consentaient par pure courtoisie à nous parler, de loin en loin, ou nous répondre. Elles savaient que ce dîner prendrait fin, qu'un peu plus tard la soirée elle-même prendrait fin, et qu'on pourrait la mettre de côté. C'était à l'opposé de ce qui se passe dans notre Middle West, où, d'étape en étape, on cherche à précipiter la fin d'une soirée, dans l'attente toujours déçue de ce qui va suivre, peut-être, ou la peur panique de l'instant présent.
Après deux verres d'un bordeaux un peu bouchonné mais grandiose, j'eus l'audace d'avouer :
- En t'écoutant, Daisy, j'ai l'impression d'être un barbare, un paria de la civilisation. Pourquoi ne parles-tu pas de moisson ou de choses de cet ordre ?
Je croyais cette remarque anodine, mais Tom saisit la balle au bond d'une façon imprévue.
- La civilisation part à sa ruine ! rugit-il avec virulence. Je suis un affreux pessimiste par rapport à ce qui se passe. As-tu lu "The Rise of coloured Empires" d'un certain Goddard ?
- N…non, ai-je répondu, stupéfait par le ton de sa voix.
- C'est un livre excellent. Tout le monde devrait l'avoir lu. L'idée est que la race blanche doit être sur ses gardes, sinon elle finira par…oui, être engloutie. Une thèse scientifique, fondée sur des preuves irréfutables.
- Tom réfléchit de plus en plus, soupira Daisy, avec une tristesse inattendue. Il dévore de très gros livres, remplis de mots interminables. Quel était ce mot, déjà, qui…
- Ce sont des livres scientifiques, répéta Tom, en lui jetant un regard agacé. L'auteur connaît son sujet à fond. Nous sommes la race dominante. Notre devoir est d'interdire aux autres races de prendre le pouvoir.
- Nous les réduirons en bouillie, murmura Daisy, et elle adressa un féroce clin d'oeil au soleil en feu.
- Allez vivre en Californie, suggéra Miss Baker, et…
Mais Tom, sans l'écouter, se tourna lourdement vers moi.
- L'idée de base, c'est que nous sommes des gens du Nord. Je suis du Nord, toi aussi, vous aussi, et… (après une brève hésitation, il consentit, d'un léger signe de tête, à inclure Daisy dans sa liste, et elle m'adressa le même clin d'oeil). Tout ce qui fait la civilisation, c'est nous qui l'avons inventé. Les sciences, disons, les arts, et le reste. Tu comprends ?
Cet effort de réflexion avait quelque chose de pathétique, comme si son auto-satisfaction, aiguisée par l'âge, avait besoin de nourritures nouvelles. Au même moment, le téléphone sonna à l'intérieur de la maison, et le maître d'hôtel quitta la véranda. Daisy profita pour de cette interruption pour se pencher vers moi.