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L'agonie de la paix

L'agonie de la paix

L'agonie de la paix

Tod und Leben par Gustav Klimt via Wikimedia Commons

Mon dernier voyage en Autriche ne fut motivé par rien d'autre que par un accès spontané d'angoisse intime devant la catastrophe qui se rapprochait sans cesse. J'avais séjourné à Vienne en automne 1937 pour rendre visite à ma vieille mère, et je n'avais plus rien à y faire pour assez longtemps  ; rien d'urgent ne m'y appelait.
Un jour, vers midi, peu de semaines - ce devait être vers la fin novembre - comme je rentrais chez moi en passant par Regent Street, je m'achetai en passant l'Evening Standard. C'était le jour où Lord Halifax se rendait en avion à Berlin afn de tenter pour la première fois de négocier personnellement avec Hitler.
Dans cette édition de l'Evening Standard étaient énumérés en première page – je les revois encore distinctement devant moi, le texte étant imprimé en caractères gras sur la colonne de droite – les divers points sur lesquels Halifax prétendait aboutir à une entente avec Hitler. Parmi eux se trouvait un paragraphe relatif à l'Autriche. Et entre les lignes, je lus ou crus lire le sacrifice de l'Autriche car enfin que pouvait signifier d'autre une explication avec Hitler  ?
Nous autres Autrichiens savions bien que sur ce point Hitler ne céderait jamais. Chose assez extraordinaire, la liste des thèmes figurant au programme des discussions ne se trouva que dans cette édition de midi de l'Evening Standard, elle avait déjà disparue de toutes les éditions de la fin de l'après-midi. (Selon des bruits qui coururent plus tard, cette information aurait été glissée au journal par l'ambassade italienne qui en 1937 ne craignait rien tant qu'une alliance de l'Allemagne et de l'Angleterre conclue derrière son dos).
Je ne saurais juger de ce qu'il pouvait y avoir d'exact ou d'inexact dans cette note parue dans une seule édition des éditions de l'Evening Standard et qui, sans doute, passa inaperçue de la grande masse. Je sais seulement à quel point je m'effrayai à la pensée que Hitler et l'Angleterre étaient en train de discuter de l'Autriche ; je n'ai pas honte d'avouer que la feuille tremblait dans mes mains.
Vraie ou fausse, la nouvelle m'excitait comme nulle autre ne l'avait fait depuis des années, car je savais que, même si elle ne se confirmait qu'en partie, c'était le commencement de la fin, que la pierre angulaire se détachait de la muraille et que la muraille tomberait avec elle.
Je revins aussitôt sur mes pas, sautai dans le premier autobus où je lus "Victoria Station" et me rendis aux Imperial Airways pour demander s'il y avait encore une place disponible dans l'avion du lendemain matin. Je voulais revoir encore une fois ma vieille mère, ma famille, ma patrie. Par un heureux hasard, j'obtins mon billet, jetai à la hâte quelques objets dans ma valise et volai vers Vienne.
Mes amis s'étonnèrent de me voir revenir si tôt et si subitement. Mais comme ils se moquèrent de moi quand je leur dis mon inquiétude  ! J'étais toujours le vieux Jérémie, me disaient-ils en plaisantant. Ne savais-je donc pas que maintenant cent pour cent de la population autrichienne se tenait derrière Schuschnigg  ? Ils me vantèrent avec force détails les grandioses manifestations du « Front patriotique » tandis qu'à Salzbourg déjà j'avais remarqué que la plupart des manifestants portaient que pour la façade l'insigne réglementaire de leur unité, fixé au col de leur veste, afin de ne pas compromettre leur situation, alors que, par prudence, ils étaient déjà inscrits depuis longtemps à Munich parmi les nationaux-socialistes – j'avais lu et écrit trop d'ouvrages historiques pour ne pas savoir que la grande masse roule toujours immédiatement du côté où se trouve le centre de gravité de la puissance du moment. Je savais que ces voix qui criaient aujourd'hui "Heil Schuschnigg  ! " hurleraient demain "Heil Hitler  ! ".
Mais tous ceux avec qui je parlai à Vienne montraient une sincère insouciance. Ils s'invitaient mutuellement en smoking et en frac à des soirées sans se douter qu'ils porteraient bientôt la tenue des camps de concentration, ils prenaient d'assaut les magasins pour les achats de Noël destinés à leurs belles maisons sans se douter que dans quelques mois, on les leur prendrait et on les pillerait.
Et cette éternelle insouciance de la vieille Vienne que j'avais tant aimée jusque là et dont je traîne à vrai dire la nostalgie à travers toute mon existence – cette insouciance que le poète national des Viennois a un jour ramassé en un axiome concis  : "Il ne peut rien t'arriver" - pour une fois me faisait mal. Mais peut-être après tout étaient-ils plus sages que moi, tous mes amis de Vienne, car ils ne souffrirent tous les maux que quand ils fondirent réellement sur eux tandis que moi, j'ai souffert en imagination puis une seconde fois en réalité. Toujours est-il que je ne les comprenais plus et que je ne pouvais me faire comprendre d'eux.
Après, le deuxième jour, je n'avertis plus personne. Pourquoi troubler des gens qui ne veulent pas se laisser inquiéter  ? Qu'on ne prenne pas cependant ceci pour un embellissement surajouté, mais pour la plus pure expression de la vérité  : durant les deux dernières journées que j'ai passées à Vienne, c'est avec un "jamais plus" désespéré et muet que j'ai considéré chacune des rues qui m'étaient si familières, chaque église, chaque jardin, chacun des vieux quartiers de ma ville natale. J'ai embrassé ma mère avec cette secrète pensée  : "c'est la dernière fois".
Tout dans cette ville, dans ce pays, je l'ai éprouvé avec ce sentiment de "jamais plus", avec la conscience que c'était un adieu, un éternel adieu. A Salzbourg, la ville où se trouvait la maison dans laquelle j'avais travaillé vingt ans, je passai sans mettre descendre du train à la gare. De la fenêtre du wagon, il est vrai, j'aurai pu voir ma maison sur la colline, avec tous les souvenirs des défuntes années. Mais je n'y jetai pas un coup d'oeil. A quoi bon, puisque je ne l'habiterai plus jamais  ?
Et à l'instant où le train passait la frontière, je savais comme Loth, le patriache de la Bible, que derrière moi tout était cendre et poussière, un passé pétrifié en sel amer.